Nom d’une cerise

Voilà bientôt deux ans que Jim sillonne les mers à bord du vieux voilier hérité de son grand-père disparu. La houle ne lui cache plus rien, pas plus que les caprices du vent. Ses journées s’étirent entre de brèves parenthèses de sommeil et une infinité de tâches maritimes.

Il pêche d’innombrables poissons. Cela tombe bien, puisqu’il en raffole depuis toujours et sait à merveille les assaisonner. Il consigne ses pensées dans le journal de bord, tout en prêtant l’oreille aux bulletins météorologiques transmis par le centre. Emmitouflé dans son épais pull bleu marine, il lit. Sans cesse, il lit. Les smartphones et autres gadgets modernes ne l’ont jamais intéressé ; seule l’âpre réalité l’attire. Quant aux livres, ils sont pour lui plus qu’une passion : une nécessité. Bien souvent, c’est la seule raison qui le pousse à accoster. Il vend alors son poisson et transforme le fruit de sa pêche en trésors de papier, en épices odorantes et en quelques boîtes de conserve.

- « Cinquante livres ! Si tous mes clients en prenaient autant… Et uniquement des pavés de plus de 800 pages ! Vous n’avez pas l’électricité, là où vous allez ? Une île déserte, peut-être ? Ah ah ! » plaisanta la libraire.

Bientôt, il regagna son rafiot, prêt à repartir. Mais le ciel se couvrit. Jim choisit de rester encore un peu à quai, le temps d’entamer une nouvelle lecture : Moby Dick.

Le lendemain, après avoir savouré de succulents marrons chauds sur la place du marché, il reprit la mer. Et plus il avançait dans le roman, plus une étrange obsession grandissait en lui. Comme le capitaine Achab, il sentait son esprit se fixer sur la silhouette de la baleine. Jusqu’à ce soir d’ivresse où, après avoir vidé une bouteille de rhum en dégustant un festin de sardines, il s’effondra contre la porte de sa cabine. Étourdi, il crut la voir. Elle flottait devant lui, irréelle, surgie d’un autre monde.

Avait-elle toujours été là, tapie dans les profondeurs de son esprit ?
Une baleine… mais rose. Majestueuse et lente, avançant avec une assurance tranquille. Jim la sentit souveraine. Elle était chez elle. Elle était la maîtresse des lieux.

Dès lors, il ne chercha plus la terre ferme, mais la trace de son mirage.

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