Aviateurs
Voilà quelques mois que je me suis mis à lire les livres d’Antoine de Saint-Exupéry, et depuis, quelque chose en moi s’est déplacé. Sa prose a pris le large dans ma tête comme un avion qui décolle. Discrètement d’abord, puis avec une puissance tranquille, irrésistible. Je me suis laissé envoûter par cette langue suspendue entre ciel et terre, par ces hommes de vent et de métal qu’il décrivait avec tant d’âme.
Depuis, je crois que je suis devenu un vrai passionné des aviateurs. J’admire leur courage silencieux, cette force intérieure qui leur permet d’affronter la nuit et les tempêtes, seuls dans le vacarme du moteur et le silence des étoiles.
Alors, je me suis dit que ce serait dommage de laisser cette passion livresque s’éteindre sans lui offrir un bout de papier, un écho dans l’un de mes billets. Et c’est ainsi qu’un soir, dans un café aux vitres embuées, deux hommes se mirent à parler, leurs voix se mêlant au bruit des tasses et du vent.
- Non… c’est vrai ? Toi aussi ? s’exclama l’aviateur à la grande crinière, les yeux brillants d’un souvenir.
- Oui, répondit l’autre dans un souffle. J’ai cru que mon Macchi L.3 n’allait pas tenir ! Il tombait une telle pluie, et la nuit… ah, la nuit ! Je ne distinguais plus rien du tableau de bord !
- De plein fouet ? Ce devait être quelque chose, dit son ami en compatissant.
- Tu ne crois pas si bien dire. C’est quand même fou qu’au même endroit, nous ayons tous deux perdu les commandes…
Un peu plus loin, un serveur les écoutait d’une oreille distraite, tout en essuyant machinalement un verre. Il finit par se tourner vers son patron :
- Incroyable, ces histoires de pilotes, non ? Vous ne trouvez pas, monsieur Hubert ?
- Oui… mais il y en a un des deux qui n’a jamais volé, répondit calmement le patron. Peut-être dans sa tête, oui, en lisant des récits d’aviateurs… mais jamais plus haut que la page d’un livre.
- Pourtant, ça sonne si vrai… Qui ment, d’après vous ?
- Oh, ça, je ne sais pas, fit monsieur Hubert avec un sourire. Mais j’ai mon intuition. Demande-leur donc à chacun d’écrire, sur une feuille, à quelle altitude maximale ils ont volé.
Le serveur s’exécuta, fier de participer à ce petit jeu. Il alla vers les deux hommes, les gratifia d’un sourire admiratif et leur proposa l’idée. Tous deux acceptèrent de bon cœur.
Quelques minutes plus tard, deux feuilles furent posées sur le comptoir.
Sur l’une, on pouvait lire : « 3,7 km ».
Sur l’autre : « 200 km ».
Monsieur Hubert haussa les sourcils.
- 200 km ? Voilà qui fait haut…
- Eh oui ! répondit fièrement l’un d’eux. En lecture continue de Terre des hommes, j’ai décollé à la page une et je ne me suis pas reposé avant la dernière !
Le patron éclata de rire :
- Alors là, celui-là, il ne vole peut-être pas en avion… mais il a manifestement le vent dans la tête !